Lorsque j’avais six ans, huit tout au plus, pendant ces années insouciantes dopées au calcium et aux vaccins où les amours sexués et les affres acnéiques ne sont qu’un horizon plutôt nébuleux, je restais souvent dans le temple égotiste de ma chambre à bâtir en briques de
Lego des empires ou des moulins à vent. Et beaucoup de vaisseaux spatiaux, aussi, mes semaines étant rythmées par les épisodes de
Star Trek que diffusait la
Trois tous les vendredis soir. Bref, j’avais la fibre pour l’ingénierie, je me voyais marchant dans les pas de Géo Trouvetou, ami de Donald Duck et génial inventeur, et n’envisageais mon futur que dans cette fameuse école Polytechnique censée assurer un avenir à mes naïves ambitions. Oh, j’avais bien un
GI Joe - tous mes amis en possédaient et à six ans, on a déjà compris que normalité et similitude facilitent considérablement la bonne santé des interactions sociales - mais le malheureux soldat de plastique, arthritique et émasculé dès sa sortie de blister, rongeait son frein au fond du gnouf de ma malle à jouets. J’avais beau être un gros lecteur, je ne trouvais aucun intérêt à me projeter, pantin inexpressif en main, dans des histoires de faits d’armes héroïques et de guerres interminables. Comment l’aurais-je pu, quand l’assemblage de mes petites briques multicolores m’élevait au rang de démiurge ? Comment être un poète, quand j’expérimentais ma puissance et la contingence de ma création en envoyant s’écraser contre le mur - pulsar de fortune - les trois heures de travail du vaisseau léviathan à peine achevé ?
Pour autant, je me laissais souvent vaincre par mon imagination, et nourrissais une franche obsession pour une sorte de fantaisie que je ne savais pas alors désigner pour ce qu’elle était : une hypothèse finaliste, teintée de cosmogonie et d’eschatologie, n’ayons pas peur des mots. Elle s’articulait - sans artifice littéraire - autour des propositions suivantes :
- rien, autour de moi, n’était vrai. Le monde qui m’entourait n’était pas un rêve ou une illusion, mais un décor construit à mon attention
- mes parents n’étaient pas «vrais» non plus (une seconde assertion certes contenue dans la première, mais du bas de mes six ans, l’affectif prenait souvent le pas sur la stricte logique théorique).
- j’avais étais mis là par des extraterrestres, à des fins de formation, d’apprentissage, d’entraînement (l’imprécision de l’objectif rendait la chose encore plus palpitante). Une fois prêt, j’aurais été rappelé à la vraie vie, à une existence douée de sens, dans laquelle j’aurais eu une place, un propos, une mission... En un mot, un but et une raison d’être. Lesquels, pourquoi, qu’est-ce qui m’y qualifierait finalement, tout cela n’avait d’égal dans l’obscur que le grand mystère de la fabrication des enfants. Une chose, pourtant, était claire : ma vie prendrait sens.
Autant vous dire que sur les bancs de la fac de philo, Narcisse découvrant la caverne platonicienne, le doute cartésien, les méditations husserliennes et les cheveux coupés en quatre par leurs disciples respectifs, je me voyais en
natural born phenomenologist et gonflé d’aise, ne me sentant plus de joie, j’abandonnais volontiers mon fromage à mes renards de collègues.
Certains indices, certaines expériences, me confortaient dans mon intuition. Ainsi, presque tous les étés, mes parents et moi partions en vacance dans le sud de la France. Nous descendions l’A7 et j’avisais régulièrement des portions d’autoroute ressemblant étrangement à d’autres, déjà parcourues. Tiens donc. Hum... Par où je retrouvais ma théorie : en réalité, notre véhicule décrivait une patiente course circulaire, si longue qu’elle semblait droite, tandis que les régisseurs extraterrestres changeaient le décor après notre passage. Ainsi, j’aurais dû croire que nous avions, effectivement, parcouru huit cent kilomètres. Mais je les repérais, ces sorties toutes identiques, ces bretelles qui n’avaient pas été changées, ces arrangements végétaux, sur les bas côtés, que nous avions déjà croisés. Fainéants d’aliens, incapables de se renouveler !
Que venaient faire ces extraterrestres dans ma théorie ? Hum... Il faut préciser que dès mon plus jeune âge, j’ai cessé de croire en Dieu, au Père Noël et à la fée des dents : de mon point de vue, ils étaient tous trois à mettre dans le même panier. Les extraterrestres, parce qu’ils pouvaient exister dans l’infinité de l’univers (difficilement concevable, mais s’il s’arrêtait quelque part, qu’y avait-il
après ?), offraient toute la transcendance nécessaire à mon hypothèse sans ressortir d’une fable pour enfant.
Avec le recul, je crois que l’exemple du Père Noël, dont mes parents me confirmèrent rapidement l’inexistence, fit beaucoup pour mon incrédulité quant au divin. Si le gros barbu n’existait pas, pour des raisons évidentes, pourquoi aurais-je dû accorder plus de foi à un Dieu qui ne trouvait rien de mieux qu’aller faire crucifier son fils - qui ne l’était pas vraiment, trinité oblige - et le faire déguster, chair et sang, tous les dimanches matins par d’insupportables bigottes ? Tout ça pour le salut des hommes ? Le lien entre la croix et la rédemption m’échappait complètement. Pour le dire avec le bon sens de l’internaute du commun : OMG WTF ?
Cette hypothèse/théorie/espérance finaliste vint régulièrement frapper à la porte de mon désoeuvrement d’enfant. Je me souviens de l’ennui. Les jeux sont tristes, hélas, et j’ai lu tous les
Oui-Oui. On ne fuit pas en steamer quand on a six ans. On ne croit pas à l’adieu suprême des mouchoirs et les exotiques natures se condensent dans le parc d’à côté, celui-là dont on n’a que trop vu les cygnes et les canards. Parmi les quelques souvenirs que n’a pas impitoyablement tranché le fil du temps, il me revient des images de moments d’ennui déchirant.
Puis vint l’adolescence, le bouillonnement des hormones, les interdits fardés en vieilles putes, attendant impassibles d’être transgressés. L’émergence de l’appétit sexuel, les premières masturbations, le corps des copines qui s’arrondit plaisamment, les fantasmes, la découverte de la musique, de l’art, de l’alcool, de la cigarette, les premières virginités qui tombent, autour de soi, la caractérisation identitaire sur fond d’impératifs sociaux plus normatifs que jamais. La liberté d’un vélo, les nuits chez les potes, le spiritisme, les analyses psychologiques à deux francs à partir de trois concepts freudiens mal compris, les expériences partagées loin des yeux parentaux.
L’adolescence, une parenthèse douloureuse, humiliante, et merveilleuse tout à la fois.
Evidemment, à cet âge là, mon hypothèse finaliste n’était plus rien qu’un rêve d’enfant, pas plus crédible que le postulat divin. Et surtout, s’il m’arrivait d’être ponctuellement lassé, je ne m’ennuyais pas. Trop gros à une période de la vie où l’apparence physique se révèle tristement cruciale, j’eus une adolescence timide, et difficile, conséquemment. J’en ai connu, alors, des souffrances morales, mais ne me suis jamais embourbé dans les ornières de l’ennui : le trop-plein d’expériences à vivre n’en laissait guère la liberté. 
Les années étudiantes furent du même acabit : l’apprentissage de la vie parisienne, tout à fait détachée de la sphère parentale, l’établissement de mes goûts, le choix d’une carrière, les relations amoureuses qui se stabilisent...
En un claquement de doigts, la vie professionnelle. Finies, les soirées à réviser, les devoirs à rendre, enfin libre. Les années passent plus vite, non ? Les vacances aussi. Ah, oui. Elles ne durent plus deux mois en été. Tout est sur des rails, on a travaillé pour ça, mais les expériences nouvelles commencent à se raréfier dangereusement, non ? Un appartement, un couple, un CDI, des journées qui se suivent et se ressemblent, des vacances pour décompresser, et pour remettre ça ensuite. Hum... Quelle est l’étape suivante ? Les vacances, comme pour tous ces autres qui travaillent pour s’offrir un prochain séjour à l’autre bout du monde ? Je les vois, toutes ces filles, sur les sites de rencontres que je fréquente, qui adôôôôôrent voyager. Mais c’est l’éternel retour ramené à une année, ma bonne dame ! Pas de ça pour moi. Dans ce cas... c’est la retraite ? Ah. Dammit !
J’ai fait et continue de faire mes choix sans que personne n’ait rien à y redire : c’est la liberté, je crois. D’où vient, alors, cette sensation de complète aliénation ? Tout semble écrit, même pour le chat de Schrödinger : il n’y a plus de flacon de gaz mortel dans la boite, le chat ronronne tranquillement. A défaut de mourir, il tue le temps. Les chats sont doués pour ça : pas moi. En quête de jouissance, je vais donc m’abandonner dans les expériences sensibles et intellectuelles, sauter du train pour rendre possible le possible. Trouver ces steamers dont parle Mallarmé, avant que la chair ne soit triste et que ma bibliothèque ne soit complètement lue.
Je contemple mon finalisme d’enfant avec nostalgie et envie. Qu’attendez-vous, les extraterrestres ? Je suis prêt, je vous attends.